Reductio ad Monsantum

Avertissement : cet article comporte de nombreuses notes, nombre d’entre elles sont en Anglais. Elles sont importantes pour illustrer mon propos et sourcer mes affirmations, si elles ne peuvent être lues par tous, je m’en excuse.


Je ne sais pas si beaucoup de gens ayant une approche rationnelle vis-à-vis de la question des OGM ont régulièrement des discussions avec des anti-OGM pur jus. Ça m’est arrivé. Souvent, ça donne à peu près ça :

Anti-OGM : « Les OGM, c’est le mal !

Rationaliste : — C’est un abus de langage : les OGM sont divers : différents types de modifications, différents transgènes, différents organismes1. Dire “les OGM, c’est le mal !” c’est un peu réducteur, quand même.

A-O, hautain : — Ça entraîne des cancers, c’est prouvé2 !

R : — Oui, enfin, l’étude portait sur un OGM ; dès lors, cela me paraît difficile de dire que tous les OGM sont cancérigènes. De plus, l’étude en question a été sévèrement critiquée par la communauté scientifique3, à tel point qu’elle a été rétractée4.

A-O, légèrement énervé : — C’est à cause de Richard Goodman, le nouvel éditeur de Food and Chemical Toxicology. Il a travaillé pour Monsanto il y a sept ans !

R, levant les yeux aux ciel : — Le fait d’avoir travaillé il y a sept ans pour Monsanto n’en fait pas un salarié de Monsanto maintenant. En outre, l’éditeur en chef de FCT a clairement dit que Goodman a été écarté du processus qui a conduit à la rétraction de l’article de l’équipe de Séralini. Qui plus est, à la demande expresse de ce dernier5.

A-O, s’agitant : — Monsanto a quand même critiqué cette étude6 !

R : — Et ? Ils n’ont pas le droit ? De plus, ils l’ont fait ouvertement. Cela ne veut pas dire qu’ils ont participé au processus de rétraction.

A-O, indigné : — De toute façon, les scientifiques sont corrompus. Et il y a des conflits d’intérêts partout. Regarde Anne Glover, elle a travaillé pour Monsanto aussi7.

R, las : — Euh, non8.

A-O, de plus en plus agité : — Le coton OGM de Monsanto entraîne des suicides en masse de paysans indiens. C’est un génocide !

R : — Là encore, c’est un peu plus compliqué que cela (NdA : et, parce que je suis gentil, je ne vais pas m’étendre sur le scandale que constitue le fait de banaliser un terme tel que « génocide »). En fait, il n’y a pas de corrélations entre le nombre de suicides et le lieu où est planté le coton OGM. D’autres facteurs expliquent ces suicides : mauvaise irrigation, usuriers, mauvaises saisons, politique agricole inepte, corruption9

A-O, rouge de colère : — Mais le coton Bt ne fonctionne pas : les vers l’attaquent toujours !

R : — Peut-être parce qu’il est victime de son succès : du coton non-GM serait vendu comme coton GM. Ce qui serait la raison de ces sensibilités9.

A-O, les yeux injectés de sang : — Mais qui contrôle l’approvisionnement en nourriture contrôle la politique !

R : — Ben, justement, Monsanto ne contrôle pas toute l’agriculture10.

A-O, écumant de rage : — En fait, t’es employé par Monsanto pour faire leur propagande !

R se pince l’arrête du nez de lassitude : — pfff… Tu ferais pas une fixette sur Monsanto, toi, des fois ? »

Après une discussion avec des anti-OGM

Ça dure des heures, ça tourne en rond autour de Monsanto, c’est fatigant…

Monsanto est bien pratique : c’est un bouc émissaire. Et, comme tout bouc émissaire, partout, c’est un principe universel d’explication. Le problème, c’est que, comme tout bouc émissaire, la mise en accusation systématique et — il faut bien le dire, panurgique — de Monsanto masque les vrais problèmes. Ainsi, les militants de gauche en Inde se battent contre Monsanto, mais laissent les usuriers qui, en fait, conduisent les paysans à se suicider tranquilles11.

Bien sûr, certains anti-OGM vont nous dire que, non, nous n’avons pas besoin d’OGM pour nourrir le monde : il y a suffisamment de nourriture sur la planète pour ce faire. C’est peut-être vrai. Mais quid de la logistique ? Et surtout, et ces mêmes anti-OGM le savent très bien, cela impliquerait une refonte totale du système économique actuel. Un tel bouleversement ne va pas se faire demain, ni même après-demain. Alors, en attendant, on fait quoi ? On empêche les paysans du tiers-monde de développer une agriculture qui leur permette de subvenir à leurs besoins, tout en les affranchissant d’une partie des catastrophes qui peuvent s’abattre sur eux (maladies, sécheresses) ?

De même, va-t-on attendre que l’attitude par rapport au riz complet change en Asie du Sud-Est pour limiter les déficiences en vitamine A12, ou va-t-on y introduire le riz doré13 ? Et pourquoi diable y empêcher l’introduction d’une plante — certes, GM — qui serait d’un réel bénéfice en termes de santé publique ? Bien sûr, rien n’empêche, pour ces problèmes, d’utiliser d’autres outils que les OGM. Mais pourquoi se priver de ces derniers ?

Pourquoi empêcher l’utilisation d’une technologie dont les plus grands organismes scientifiques estiment que, globalement, elle est sûre14 ?

Pour moi, la raison première est idéologique : c’est une lutte par procuration. Les firmes qui fabriquent des OGM sont des « hommes de paille » du capitalisme. Et Monsanto en est l’épouvantail en chef. L’ironie de cette stratégie du bouc émissaire, est que bien qu’elle ratisse large, le dénominateur commun est (de fait) extrêmement mince : on trouve de tout chez les anti-OGM, et il vaut mieux (pour les anti-OGM), souvent, qu’ils se limitent à la critique de ces mêmes OGM, à défaut, ils risquent de révéler des visions du monde dont c’est peu dire qu’elles ne sont pas en accord. En outre, en focalisant l’attention sur Monsanto (ou une quelconque autre firme agro-alimentaire), l’effet est inverse : le système économique n’est jamais questionné en tant que tel. Du coup, toute perspective de changement réel s’éloigne. Ce qui est mis en accusation, c’est le comportement de telle ou telle entreprise dans le cadre de ce système. Rien d’autre. C’est d’ailleurs tellement vrai que j’ai pu lire des défenseurs acharnés du capitalisme comme horizon économique indépassable, se comporter comme le premier altermondialiste venu dès lors que le nom honni de Monsanto était mentionné. Ils attaquaient une entreprise qui applique ce qu’eux-mêmes défendent.

Or, Monsanto, comme n’importe quelle autre firme, adapte ses stratégies au système dans lequel elle évolue, quitte à tenter de le modifier pour qu’il se conforme à ses intérêts — comme toute autre entreprise, encore une fois. La finalité de cette boîte, comme de toutes les autres, est de faire du profit ; pas de nourrir le monde. Ça, c’est juste un moyen. Pour ce faire, Monsanto et autres développent des techniques, des stratégies commerciales… Les entreprises bio qui investissent dans les campagnes pour l’étiquetage des OGM aux États-Unis15, ou Auchan et autres qui financent le CRIIGEN16 suivent eux aussi cette logique : dans les deux cas, on est face à une stratégie qui vise à créer des niches commerciales. Un peu comme Microsoft l’a fait en imposant la vente liée — illégale en France17 — de Windows avec les ordinateurs. Mais, bizarrement, et alors que Monsanto ne représente « que » 25 % des parts de marché de l’agriculture mondiale10, Microsoft détient autour de 95 % du marché des ordinateurs personnels18… Et les mêmes qui râlent sur Monsanto, après une manif, rentrent chez eux et allument leur PC… Avec Windows dessus, parce que Linux « c’est trop compliqué19 ».

On peut parfois lire que les anti-OGM sont les « climato-sceptiques de la gauche20 » nul doute que cette comparaison va indigner plus d’un anti-OGM. Et pourtant… Est-elle si loin de la réalité ? Les pratiques des climato-sceptiques et des anti-OGM sont-elles si différentes ? Les uns et les autres ont recourt à des chercheurs militants, qui publient des papiers plus que douteux (pour rester en France : Allègre et Courtillot pour les climato-sceptiques, Séralini pour les OGM) ; ils ont aussi recourt à la calomnie ou aux menaces… Ces pratiques, si elles ne m’étonnent pas forcément quand elles émanent de mouvements droitiers ou libertariens, sont plus surprenantes quand elles sont le fait de « progressistes ». Mais elles ont un effet inattendu : elles invalident toute autorité morale dont les anti-OGM prétendent se parer. En calomniant Anne Glover7, en moquant une journaliste qui fait son travail21 ou en menaçant un étudiant malgache22, ces anti-OGM montrent leur vrai visage. Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il n’est pas reluisant. Bien pire : à mon sens, il ôte toute crédibilité au discours anti-OGM, qui, franchement, n’avait pas besoin de cela.


Notes


  1. La définition d’OGM, telle que donnée par wikipedia recouvre bien la variété d’organismes que l’on retrouve sous le terme générique d’OGM. 
  2. L’article sur lequel s’appuient les anti-OGM peut-être trouvé ici
  3. On peut trouver, par exemple, cette critique du protocole d’expérimentation de Séralini. Plusieurs lettres à l’éditeur de FCT, dont une issue de la Société Française de Pathologie Toxicologique, s’insurgent de la qualité de cette publication de Séralini. Ainsi celle-ci, celle-là ou encore celle-là. Il y a donc plusieurs scientifiques, voire des sociétés savantes dans le cas de la Société Française de Pathologie Toxicologique, qui soulèvent les mêmes problèmes. À moins de tomber dans le complotisme le plus naïf (au mieux), on peut donc en déduire qu’effectivement, il y a un problème avec cet article. 
  4. Notice de rétraction de FCT. 
  5. Texte de l’éditeur en chef de FCT sur la rétraction. 
  6. Commentaires de Monsanto à propos de l’étude de Séralini 
  7. Calomnie de Anne Glover par Corinne Lepage 
  8. Ce — long — article détaille très bien toute l’affaire Séralini, du « coup médiatique » en passant par les accusations diffamatoires de Corinne Lepage à l’encontre d’Anne Glover et à ses excuses, qui n’en étaient pas vraiment mais comportaient une autre accusation à peine voilée de conflits d’intérêts. 
  9. http://issues.org/30-2/keith/. Cet autre site, de l’université du Montana, est très clair quand à la complexité des causes de suicide des fermiers indiens : « Le potentiel du coton Bt est grand du fait de sa résistance à l’un des ravageurs les plus importants de ce type de culture. Cependant, les graines sont beaucoup plus chères. Elles sont achetées grâce à des prêts émis par des prêteurs locaux qui font payer des taux d’intérêts élevés, ce qui conduit les fermiers à s’endetter pour se procurer ces graines. De plus, si les graines sont résistantes à la noctuelle, elles ne le sont pas à tous les ravageurs, un fait méconnu de certains fermiers. Sans mesures de protection additionnelles, même le coton Bt peut être détruit par d’autres ravageurs. Cette situation est rendue pire encore par la vente de graines contrefaites qui ne contiennent pas le gène Bt et sont donc sensibles à la noctuelle et n’apportent aucun bénéfice en terme de production. Si, en outre, les fermiers n’utilisent pas de stratégies additionnelles, ils risquent de perdre la totalité de la récolte ». Blâmer Monsanto pour l’interaction de facteurs socio-économique me parait être un raccourci intellectuel, au mieux. On a ici un article qui montre que les suicides d’agriculteurs en Inde ne sont, en proportion, pas plus fréquents qu’en France ou en Écosse. 
  10. D’après la page concernant Monsanto à RationalWiki, Monsanto possède 65 % des parts de marché des graines OGM dans le monde mais 25 % des parts de marché toutes graines confondues. Ce n’est certes pas négligeable ; mais pas la totalité du marché non plus. 
  11. D’après cet article, le microcrédit en Inde est infiltré par des usuriers. 
  12. http://www.fao.org/docrep/004/w0073f/w0073f16.htm 
  13. Le riz complet est riche en β carotène, le riz blanc, en revanche en est dépourvu. C’est ce dernier qui est consommé en Asie, à l’exclusion quasi totale du riz complet. Si l’on réussit à faire produire de la vitamine A au grain de riz, on pourrait donc résoudre, du moins en partie, les problèmes de santé publique (cécité puis mort, bien souvent) liés à la carence en vitamine A. C’est l’idée du riz doré. Un riz disponible gratuitement, et sans brevets. Voilà la page (en Anglais) de la Foire aux questions du Golden Rice Project. 
  14. Ici, l’avis de l’Association Américaine pour l’Avancée des Sciences, une méta-analyse de 24 études indépendantes qui conclue à l’absence d’effets notables des OGM sur la santé des animaux qui en consomment. 
  15. On a ici l’exemple de la firme « Whole Foods Market », qui vend du bio aux États-Unis et au Royaume-Uni. Le conflit d’intérêt est évident : il faut être naïf pour ne pas voir l’intérêt financier qu’a « Whole Foods Market » à voir les produits alimentaires contenant des OGM étiquettés. 
  16. http://www.ecolopedia.fr/?p=424 
  17. http://www.legifrance.gouv.fr/affichCodeArticle.do?cidTexte=LEGITEXT000006069565&idArticle=LEGIARTI000006292153 
  18. En novembre 2011, les parts de marché des systèmes d’exploitation s’élevaient à 92,23 % pour microsoft. À comparer avec les 25 % de parts de marché de Monsanto mentionnées plus haut. 
  19. http://www.cspinyourface.com/2010/11/linux-bloody-linux.html 
  20. http://www.slate.com/articles/health_and_science/science/2012/09/are_gmo_foods_safe_opponents_are_skewing_the_science_to_scare_people_.html 
  21. Amy Harmon a publié cet article, qui relate les recherches d’un conseiller municipal de Hawaï sur une loi visant à limiter la culture OGM sur l’île. Le défaut de cet article, aux yeux des anti-OGM ? Mettre leur ignorance crasse du sujet en évidence. C’est peu dire qu’ils n’ont pas apprécié. En réponse, the “Food Democracy Network” a posté cette image sur leur page facebook. Élégant, non ? Comme le dit ce post, que des gens se disant de gauche défendent de telles attaques sexistes est tout simplement consternant. 
  22. http://geneticliteracyproject.org/glp-articles/madagascar-student-prank-shows-march-against-monsanto-has-heartless-agenda/ 

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